Reprendre les rênes de l’entreprise familiale n’est pas toujours chose aisée, mais que dire lorsque l’entreprise familiale en question s’impose comme l’une des plus emblématiques institutions de la haute gastronomie française ? Un défi de taille, que mène André Terrail depuis 2006, date à laquelle il a succédé à son père, Claude Terrai, à la direction générale de la Tour d’Argent. L’établissement, se distingue non seulement comme étant l’un des plus anciens d’Europe (fondé en 1582) mais également comme l’un des plus renommés, attirant chaque année de nombreux touristes aussi désireux de savourer son célèbre canard, que d’admirer la vue imprenable qu’offre le restaurant sur la Seine et l’île de la Cité. Afin d’en savoir plus sur les défis et enjeux qui attendent ce jeune patron, nous l’avons rencontré. Point d’étape sur ses ambitions et ses exigences au quotidien.

Comment cela se passe lorsque l’on arrive à la tête d’une institution telle que la Tour d’Argent ?
Il n’y a pas vraiment eu d’effet de surprise, puisque la transition s’est faite très en douceur. J’en discutais avec mon père, je m’y préparais, j’ai pris sa succession de façon très sereine. Je pense être d’une nature assez courageuse, comme mon père l’était. Je fonce et advienne que pourra !

Quel a été votre ressenti lors de votre arrivée à la tête de cette institution gastronomique ?
À 26 ans, on n’a pas forcément toutes les armes pour réaliser un parcours sans faute. C’est avec le recul que je me rends compte de mes erreurs, et au fur et à mesure j’en fais moins. Aujourd’hui je suis extrêmement fier d’être à la tête de la Tour d’Argent, c’est un véritable privilège. Beaucoup de gens aimeraient être à ma place. Ne serait-ce que ce midi, lorsque le Chef m’a fait déguster une nouvelle recette d’oursins … (rires). Mais c’est aussi très impressionnant, c’est une énorme responsabilité, car il s’agit de respecter l’héritage, de le faire perdurer. Je me pose beaucoup de questions. A un certain moment, je me suis remis en question et je me suis demandé s’il fallait que je prenne un autre PDG, j’ai alors pris du recul. Et j’ai finalement décidé de rester. C’est facile de se dire que ça n’est pas facile, mais un poste comme celui-ci est juste extraordinaire.

Quelles ont été / sont vos difficultés ?
Le décalage important entre nos moyens et le fait que l’on soit une marque de luxe mondiale. Nos exigences sont celles d’une maison de luxe internationale, nous devrions avoir les moyens de LVMH mais nous sommes qu’une PME qui réalise un chiffre d’affaires annuel de 9 millions d’euros. Ce décalage n’est pas facile au quotidien. Toutefois, notre faiblesse est aussi une force car nous sommes une entreprise familiale, très agile et assez fun. Je tiens à cette ambiance, et nous espérons tous grandir en conservant cette façon de penser.

Si vous deviez décrire la Tour d’Argent aujourd’hui ?
Nous avons défini notre raison d’être : nous sommes les ambassadeurs d’un art de recevoir à la parisienne, les relais d’une émotion entre nos artisans et nos clients et les héritiers d’un patrimoine gastronomique français. Nous définissons une élégance. Cela me fait plaisir de m’habiller, de voir les gens s’habiller. Ici on sourit, parce que c’est élégant. L’émotion entre nos clients et nos artisans est l’une des richesses de notre maison, au même titre que le savoir-faire. Nous ne sommes pas uniquement les dépositaires d’une tradition. Nous sommes constamment en train de nous demander si nous devons nous mettre ou non au goût du jour. Le caneton de Frédéric par exemple : la sauce est la même qu’il y a 120 ans. Cet élément là, nous avons bien compris qu’il ne fallait pas y toucher. En revanche, concernant la communication par exemple, nous avons choisi de faire appel à Pierre Louis de La Rochefoucauld pour rédiger certains de nos textes et ainsi faire perdurer la tradition d’écriture à laquelle mon père était très attaché.

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Combien de collaborateurs comptez-vous ?
Une centaine d’employés, 110 environ avec la rôtisserie et la boulangerie. Pour environ 20 000 clients par an et 50 à 60 couverts par service.

Vous venez récemment d’accueillir un nouveau Chef. Quel a été le déclencheur de cette nouvelle direction ?
J’étais très heureux du travail du Chef Delabre, et la rupture a eu lieu d’un commun accord. Ce ne sont pas des employés, ce sont des partenaires. Et lorsque le processus de sortie est engagé, c’est une transition, un vrai passage de relais. Nous sommes donc partis à la recherche d’un Chef. L’avantage étant qu’il y avait beaucoup de candidats. Quant à Philippe Labbé, je suis ravi de l’avoir rencontré et accueilli au sein de la Tour d’Argent. Il dispose de toute la finesse pour mettre la cuisine de cette maison au goût du jour, et je pense que nous pourrons aller très loin ensemble.

Qu’est-ce qui a déclenché ce choix ?
Il y a une jeunesse dans le regard de Philippe Labbé. Il a beaucoup d’expérience, alliée à une incroyable fraîcheur, une jeunesse dans son esprit comme dans sa cuisine. C’est ce qui m’a convaincu.

Quid du fameux canard ?
Et bien la discussion devait forcément s’engager… Fallait-il remettre ou non cette recette au goût du jour ? Nous avons conclu qu’il s’agissait d’une magnifique recette, à ne pas bousculer.

Quelles sont vos ambitions pour la Tour d’Argent ? Une seconde étoile ?
Avant tout, nous souhaitons redevenir un emblème de la gastronomie française à Paris. Ensuite, la seconde étoile est clairement un objectif, et nous sommes également très fiers de la note de 18/20 accordée par le Gault & Millau. La rôtisserie demandait également une rénovation, afin de faire descendre les classiques de la Tour, comme les quenelles de brochet d’André Terrail. Elle est aujourd’hui liée à une boulangerie. Un autre axe de développement réside dans l’épicerie fine, et notamment les coffrets cadeaux. La boutique représente un chiffre d’affaires de 150 000 €. On doit la développer.

Comment voyez-vous la Tour d’Argent dans 10 ans ?
Nous voulons multiplier les expériences, qu’elles soient gastronomiques et festives. On peut faire beaucoup de choses avec la Tour d’Argent mais il faudra toujours respecter nos valeurs d’élégance, de sincérité, d’émotion, notre héritage…

Sortir des murs : une idée ? Un projet ?
Oui pourquoi pas ! La Tour d’Argent a pour vocation à se développer mais raisonnablement, sans perdre de vue que le vaisseau amiral reste celui-ci.

Avez-vous été impacté par les attentats terroristes ?
L’hôtellerie-restauration a fortement été impactée par les attentats et les problèmes de sécurité de façon générale, et nous n’avons pas été épargnés. Rien que le nom « Etat d’urgence » fait peur, pourquoi ne pas parler plutôt d’un état de sécurité renforcée ? Aujourd’hui, beaucoup d’étrangers ne sont pas couverts par leur assurance lorsqu’ils viennent en France, et cela se chiffre en centaines de milliers d’euros de chiffre d’affaires. Cela ne concerne pas que la Tour d’Argent, mais des dizaines de petits restaurants, cafés, bistrots. Il ne faut pas dire que tout va bien, le contexte est très dur pour tout le monde.

Que représente le digital pour la Tour d’Argent ? Coup de pouce ou vrai relais ?
Je pense qu’il y a un effet pallier, et l’intérêt se fait en fonction du nombre de followers. Après, comme le dirait Jean-François Piège, la question n’est pas d’y être, mais de ne pas y être. Je pense que cela aide toutefois assez bien à se rendre compte de ce qui se passe, des tendances, des envies de la clientèle.

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Comment se sont déroulées les fêtes de fin d’année à la Tour d’Argent en terme de fréquentation et de ventes, notamment de coffrets cadeaux ? Quelles évolutions avez-vous pu observer par rapport aux années précédentes ?
Nous avons réalisé un superbe mois de décembre grâce à une clientèle parisienne désireuse de faire la fête, de se changer les idées après une année particulièrement morose pour nous tous. Les réveillons de Noël et du Nouvel an sont pour nous des moments forts. Les coffrets d’épicerie fine continuent de progresser, près de 20% cette année, trouvant leur clientèle auprès de grandes sociétés souhaitant se différencier et personnaliser leurs cadeaux, aussi bien pour leurs collaborateurs que pour leurs clients. Cela implique de notre part une grande rigueur logistique et j’ai le sentiment que nous avons répondu aux attentes.

Votre menu préféré ?
Le Caneton Frédéric Delaire, une pomme soufflée avec un bon Bourgogne. J’apprécie aussi tout particulièrement les nouvelles quenelles de brochet de Philippe Labbé qui ont demandé beaucoup de travail.

Votre plus grand luxe ?
D’être sur mon lac en Finlande avec une bière et une canne à pêche.
Ma mère est Finlandaise et j’y ai une partie de mes racines.

Votre plus petit luxe ?
Le chausson aux pommes du boulanger de la Tour d’Argent.

La question de votre succession se pose t-elle ?
Pour le moment je ne suis pas marié et je n’ai pas d’enfant, mais mon objectif est bien évidemment de transmettre cette maison, que cela soit à mes enfants ou bien à quelqu’un d’autre. Ce qui m’importe, c’est de transmettre un héritage.

Votre devise ?
T’occupes, t’inquiètes, fais ta route et vois grand.

Mathilda Panigada pour Abc-luxe, décembre 2016